Faut-il avoir quelque chose d'intéressant à partager pour justifier la création d'un blog? j'ai toujours pensé que oui. Puis finalement, je me suis dit que le fait de CROIRE que l'on avait quelque chose à dire pouvait suffire. Vous noterez la subtile ablation du mot "intéressant", plus aussi subtile que ça puisque je me suis senti obligé de la signaler.
Il suffit, donc, de croire.Il ne reste plus ensuite qu'a s'agiter, créer, réagir, mettre son grain de sel partout ou son avis à une importance primordiale... faire du vent. Alors à ceux qui m'offriront quelques minutes (voire quelques secondes) de leur vie en s'arrêtant ici, n'hésitez pas à réagir, aimer, détester, critiquer, encenser! faites du vent, et flattez mon ego...

Anonyme et public à la fois...

Anonyme et public à la fois...

C'est là le sort paradoxal des nouveaux blogs qui apparaissent sur la toile. Pouvoir être vu du plus grand nombre, mais noyé dans une masse importante, grandissante, mouvante, faite de tout ceux qui font entendre leur voix. Il est bien sur question du commun des mortels, et non des célébrités de tous poils, qui sont logés à d'autres enseignes. Cet état de fait me convient parfaitement; l'une des principales raisons d'être de ce blog, est de montrer ceci ; étant plutôt frileux pour ce genre de chose, le relatif anonymat qu'offre la multitude est bienvenu! Lorsque je parle d'anonymat, il s'agit là de manque de renommée, d'exposition, et du paradoxe d'être visible et (quasiment) invisible à la fois. Alors allons y pour l' aventure! (doucement quand même)

Gaia Livre I /part.1

Phileau Lechanteur


 


 

*****


 


 

En dépit de ce que pouvait suggérer son patronyme, Phileau Lechanteur n'était pas un grand philosophe qui exprimait ses réflexions sur la condition humaine tout en poussant la chansonnette. Il était éleveur de porcs et revenait en titubant du marché de Théa-Guakan. Il avait de quoi être heureux. Quand un éleveur de bestiaux revenait du marché à vide, cela voulait dire qu'il avait passé une bonne journée et qu'il avait les poches plus pleines que son chariot à bestiaux. Mais à y regarder de plus près, Phileau Lechanteur ne semblait pas particulièrement heureux ; il marmonnait doucement dans sa barbe en s'efforçant visiblement de suivre la route en dépit de ses pieds, fermement décidés à le conduire directement dans le bas-côté bordé d'herbes folles. En s'approchant un peu plus on pouvait constater que ses poches ne semblaient pas aussi pleines que pourraient l'être celles d'un éleveur revenant à vide du marché de Guakan. En temps normal, à cette heure, il piquait un roupillon réparateur sur la banquette de son chariot ; le vieux cheval qui connaissait parfaitement le chemin du retour, savait depuis longtemps que s'il comptait rentrer avant la nuit les jours de marché, il ne lui fallait pas attendre qu'on le guide à la bride ; les jours de marché, ça se fête, c'est traditionnel : Phileau Lechanteur était un ardent défenseur des traditions, pourvu qu'elles incluent des verres pleins et des levées de coudes pour les vider. Evidemment on titubait un peu après ça mais c'était le canasson qui rentrait le chariot. Aujourd'hui, il rentrait sans chariot, sans cheval sans cochon, avec deux écus pour tout revenu. Et il marmonnait.

  • comment, mais comment j'ai pu m'faire avoir comme ça ? Elle va me tuer, ça c'est sur ! Bon Sang, chui foutu !! 40 écus !!! plus le canasson !!! plus de chariot ! elle va me tuer !!!
Par un merveilleux tour de passe-passe, Phileau avait changé en une seule journée, vingt quatre porcs plus ou moins faméliques en quarante deux écus sonnants et trébuchants puis plus tard, quarante écus en courant d'air. Ainsi que son chariot…et son cheval…Il ne lui restait que 2 malheureux écus en poche et tout l'alcool qu'il avait dans l'estomac ; cet alcool qui avait causé sa perte, qui l'empêchait de réfléchir avec lucidité, pour trouver une manière d'annoncer tout ça à madame Lechanteur ; cet alcool qui faisait apparaître de petits bonshommes sortant de la lisière et l'attendant en plein milieu du chemin, dans la pénombre qui tombait déjà. Il grommela en secouant vigoureusement la tête ; ce n'était pas le moment de délirer, il n'était plus qu'à un kilomètre à peine de la ferme. Il lui fallait trouver une explication plausible à la perte de plusieurs mois de labeur. Lui-même n'en avait aucune ; après avoir vendu toute sa marchandise en une matinée, Phileau avait décidé de prendre un peu de bon temps avant de rentrer à la ferme. Il avait joué un peu, gagné, bu pour fêter ça, rejoué, perdu et bu pour oublier. Dans son souvenir, il lui restait encore en poche 40 écus sonnants et trébuchants. Puis il se rappelle avoir parlé à un nain qu'il ne connaissait pas, à un elfe qui ne lui inspirait aucune confiance et un homme qui proposa de lui payer une chope de bière de luxe chez Jh'all ; la bière de luxe de Jh'all ne se refusant pas et encore moins si elle est gratuite, il s'était retrouvé en moins de deux à discuter autour d'une table ou s'entrechoquaient les chopes vides et celles qui le serait bientôt. Ensuite tout est flou et sans dessus dessous. Lui avait t-on volé son argent ? Pas chez Jh'all en tout cas. Le troll maintenait un ordre parfait dans sa taverne. C'était l'un des endroits les plus sur du pays ; tout le monde savait qu'il valait mieux se tenir à carreaux dans la demeure d'un troll de 2m10, peu enclin à discuter des raisons qui vous amènent à vous castagner dans sa taverne. Ceux qui ne le savent pas auront raté l'écriteau en grosses lettres maladroites au dessus de l'entrée « si vous fètes dés lits dans ma taverne, je vous kass en deux ». Jh'all n'aurait pas permis qu'on commette un vol dans sa taverne. Il fallait chercher ailleurs. Aurait-il lui-même dilapidé son argent ? Impossible de boire pour autant, même la bière de luxe n'aurait pas suffit à faire s'envoler 40 écus en si peu de temps. Mais il avait beaucoup bu, c'est sur.

  • Monsieur Lechanteur, quelle bonne surprise.
La voix, monocorde, provenait des petits bonshommes debout au milieu du chemin. Phileau plissa les yeux, essayant d'accommoder sur un visage mais la pénombre l'empêchait de reconnaître qui que ce soit. Eux en tous cas le connaissaient. Ils étaient trois et deux d'entre eux étaient des nains, le troisième pouvant être un homme mince ou un elfe. Phileau voulu écarter l'idée que ce pourrait être des bandits de grands chemins : les nains sont connus pour leur noblesse d'esprit et peu enclins à de telles pratiques ; les elfes par contre, bien que proches parents des nains ressemblaient d'avantage aux hommes sur ce point d'après lui. Dans le doute il se sentit obligé d'annoncer : - je n'ai pas d'argent alors pas la peine de perdre votre temps !

  • Nous n'en voulons pas à votre argent monsieur Lechanteur. Approchez, je vous prie.
Le nain à la voix monocorde tendit la main dans vers lui, l'invitant à reprendre sa route. Le second nain du groupe fit craquer les pierres de son briquet et porta la flamme vacillante à sa pipe ; à la lueur du feu, Phileau cru percevoir le regard profond de Tandal.




  • qu'est ce que vous me voulez, les gars ? quoi que ce soit, chui pas en mesure de vous le donner  alors passez vo't chemin. Ce disant il s'avança vers le groupe et s'apprêtait à le dépasser lorsqu'il reconnu le plus grand d'entre eux : c'était l'elfe à la peau sombre qu'il avait rencontré auparavant, celui qui ne lui inspirait aucune confiance à cause du léger sourire qu'il semblait arborer en permanence. L'elfe le salua en inclinant la tête, sans un mot. Avant qu'il n'ait pu lui-même ouvert la bouche, le nain parla à nouveau :

    - nous nous sommes déjà rencontré monsieur Lechanteur, je vois à votre regard que vous nous remettez. Nous ne voulons pas vous faire perdre votre temps et je suis sur qu'on vous attend impatiemment en votre demeure. Il marqua un temps, laissant l'homme prendre la mesure de ce qui l'attendait effectivement : le regard affolé qu'afficha Phileau montra que la phrase produisait son petit effet. Nous voulons vous entretenir d'une affaire qui pourrait disons, faire que votre retour à votre domicile vous offre de meilleures perspectives que celles qui se présentent à vous actuellement.

        - hu... Et pourquoi vous feriez ça pour moi, hein ? Je vous connais même pas : je vois pas votre figure et l'autre là qui sourit tout le temps je lui fait pas confiance. Et puis comment vous savez, d'abord, ce qu'il me faut pour rentrer peinard chez moi ? C'est vous qu'avez pris mon blé c'est ça ?....sauf votre respect M'sieur Tandal…

        - je vous l'ai déjà dis Monsieur Lechanteur, nous ne voulons pas le moindre écu de votre poche. Mais je sais que vous vous sentiriez bien mieux si vous aviez en ce moment, disons, un peu plus que les deux malheureuses pièces qui traînent dans votre bourse.

        - ça c'est sur fit Lechanteur, plus pour lui-même qu'en réponse à la proposition. Alors qu'est-ce que vous voulez ? J'vois pas ce que je pourrais vous donner contre 40 écus ; j'ai même plus de canasson !

        - nous vous en informerons le moment venu. Ce que je veux pour l'instant, c'est votre parole. Une promesse de nous rendre un petit service ….

        - un service ? Quel genre de service ? C'est un truc illégal, c'est ça, hein ? Chui un honnête homme moi, je trempe pas dans les affaires louches ! Heu. Sauf vot' respect m'sieur Tandal…

        - je vous promets qu'il n'y a là rien d'illégal. Ou qui soit hors de vos compétences. Vous avez ma parole, monsieur Lechanteur. Seulement je préfère vous révéler de quoi il s'agit une fois le moment venu.

    Lechanteur savait comme chacun que la parole donné d'un nain était d'or ; mais il savait également qu'on avait tout intérêt à respecter la promesse faite à un nain, particulièrement si ce nain était Tandal ou accompagné de Tandal. Il fit un colossal effort pour se projeter dans l'avenir mais son imagination restait aimantée à l'image de madame Lechanteur lui réclamant calmement le fruit de la vente des bestiaux ainsi que celui de la carriole puisqu'elle ne la voyait pas dans la cour. Il frémit à l'idée de lui présenter les deux écus qu'il avait en poche.

        - d'ac.d'accord… mais pas de coup foireux parce que sinon je marche pas…et je veux cinquante écus, parce que je suis sur que vous êtes derrière la disparition de mon blé.heu… Sauf M'sieur Tandal…..

        - promettez de tenir parole Monsieur Lechanteur.

    Malgré la pénombre, Phileau sentit le poids du regard conjugué de deux nains l'écraser du haut de leur petite taille, et par quelque sentiment qu'il ne saurait définir, le mépris poli de l'elfe. Quelque chose lui disait de réfléchir avant d'accepter. Il plongea les mains dans les poches, histoire de se donner un air détaché. Le contact soyeux de la bourse vide réduit son effet à néant.

        - je promets de faire ce que vous voulez si vous me sortez de ce mauvais pas.et j'veux pas moins de cinquante écus…voilà…heu. S'il vous plaît, M'sieur Tandal.

        - nous vous en offrons 80. Plus ceci.

    Quelques minutes plus tard, Phileau Lechanteur s'éloignait du groupe, à bord d'un chariot flambant neuf tenant la bride à un cheval deux fois plus jeune que son canasson ; en tendant l'oreille, on aurait pu entendre un petit rire nerveux et le cliquetis des pièces dans une bourse qui n'en avait jamais contenu autant en une seule fois.

        - n'avions nous aucun autre choix ? fit Enamyel ;

        Bourbonas renifla, dans l'expectative :

        - ce n'est pas mon choix : c'est celui de Tandal. Moi je ne vois là qu'un miteux éleveur de porcs, facile à berner. Je ne parierais pas un poil de ma barbe sur lui. Pourtant je n'ai pas réussi à lire une seule de ses pensées.

    Tendal tira profondément sur sa pipe, renifla à son tour, puis libéra un nuage d'une fumée si épaisse qu'on l'eut cru solide. « C'est un homme d'une grande valeur... d'une certaine manière. Je le connais et je l'observe depuis longtemps. Quant à toi Enamyel fais un effort la prochaine fois que tu le reverras ; tu empestais le dédain à plein nez ».

    L'elfe acquiesça doucement du même mouvement de tête avec lequel il avait salué Phileau. Mais dans son regard passa furtivement une ombre de respect. Certains y auraient reconnu de la crainte.

    Bourbonas se tourna vers la forêt, en lisière du chemin. Il avait perçu un esprit à l'affut, tendu comme une arbalète ; il cru déceler un mouvement furtif et une paire d'yeux flamboyants dévorant l'obscurité. L'instant d'après plus rien ne bougeait et le regard scrutateur avait disparu. Bourbonas ouvrit la bouche afin de prévenir ses compagnons, battit des paupières puis son esprit se vida instantanément des dernières secondes pendant lesquelles il avait cru voir une chose qui bien sur, n'avait jamais existé.

    Dans la forêt, une créature longiligne, qui bien sur, n'avait jamais existé, fronça la protubérance qui lui tenait lieu de sourcils ;

    - un passeur, pensa-t-elle doucement. Puis, sans qu'aucun changement perceptible ne se produise, sans aucun bruit, elle disparu.


















    *****

    D'aussi loin qu'il s'en souvienne, Elias avait toujours vu ses rêves se peupler d'êtres bizarres et de décors psychédéliques. A tel point qu'aujourd'hui, lorsqu'il se réveillait en ayant dans la tête des images de chats marchant exclusivement sur leurs pattes arrières et bondissant d'arbres bleus ciel en se chamaillant, cela lui semblait presque normal. Tout est une question d'habitude se disait-il. Tout le monde rêve de choses un peu étranges. Ce matin, il avait ouvert les yeux quelques trente secondes avant la que la sonnerie du réveil matin ne vienne le surprendre dans son sommeil. Cela aussi il le faisait depuis toujours, dans un état de semi conscience. Il porta machinalement l'index sur le bouton « stop » et pensa encore une fois qu'il pouvait peut-être se passer de réveil matin tout en sachant que ce soir, il vérifierait que la sonnerie programmée à 6h45 est bien enclenchée. Difficile de se passer de certaines petites manies. Il se leva d'un trait pour oublier au plus vite la douce chaleur de ses draps de flanelle ; l'hiver était rude et il détestait le froid brûlant qui l'attendait dehors. Il n'avait jamais compris qu'on puisse aimer la neige, se lancer des boules de matières glacées dans la figure ou glisser du haut de pentes enneigées en risquant à tout moment de se détruire les genoux... Il bailla, assis au bord du lit et chercha en tâtonnant du pied les vieilleries qui lui servait de pantoufles ; Il ne se résolvait pas à les changer et possédait une paire neuve bien rangée au fond d'une armoire, prête à servir le jour où…..

    Il se dirigea d'un pas traînant vers la salle de bain et ne remarqua que du coin de l'œil la forme gigantesque qui se tenait dans le petit couloir. Puis son cerveau sonna l'alerte et Elias fit un pas en arrière. Il poussa un petit cri aigu que n'aurait pas renié une soprano ; là, au milieu du couloir de son appartement se tenait sans le moindre mouvement, un homme gigantesque vêtu d'une espèce de tunique blanche, moiré aux reflets bleuté qui lui couvrait les pieds. L'homme le regardait fixement et le regard semblait scruter son âme. Le cœur battant à la chamade Elias bondi d'un saut de grenouille famélique et attrapa le bibelot posé sur la petite table; c'était une vache qui jouait de la guitare, un brin d'herbe indéfini entre les dents. Si elle était vivante la vache aurait vomi plus d'une fois sa ration d'herbes ; la main qui la tenait tremblait à se démettre le poignet. L'homme paru surpris ; il esquissa cependant un sourire sans expression.

        - qu.qui êtes vous ?! Comment êtes vous entré ?! La voix qu'il avait voulu ferme et autoritaire trahissait encore Elias en laissant passer des aigus disgracieux

        - Ainsi, te voilà, fils de Jaari.
    Tu bzzzzzzzzzz !bzzzzzzzzz !bzzzzzzzzzz !

    Elias se réveilla d'un sursaut ; il était assis sur son lit, droit comme un i le cerveau bouillonnant et le cœur près à sauter hors de sa poitrine. Le réveil matin sonnait triomphalement, depuis cinq bonnes minutes. Il avait rêvé ; il se leva d'un bond et se précipita dans le couloir : aucun homme de deux mètres ne l'y attendait. La vache, sur la table, mâchonnait tranquillement son brin d'herbe en tenant la note éternelle de sa guitare folk. Elias poussa un soupir qui en disait long sur la frousse qu'il venait d'avoir. Tout cela avait semblé si réel…les détails, l'atmosphère, étaient tout à fait banals avant l'apparition de l'homme. Il sourit, un peu honteux, jugeant maintenant sa réaction quelque peu ridicule et disproportionnée. Il s'apprêtait à repartir dans la chambre, quand un détail, infime, frappa son esprit ; cette vache en porcelaine, cette fichue vache n'était pas tournée dans le bon sens. Habituellement elle regardait la porte d'entrée de l'appartement ; Elias avait trouvé amusante l'idée qu'elle reçoive les visiteurs en jouant un air joyeux à la guitare. Là, elle n'accueillait personne car elle était orientée vers la chambre. Il pouvait raisonnablement penser qu'il l'avait lui-même machinalement déplacé dans la soirée, ou peut- être même avant ; son chat pouvait l'avoir faite pivoter en se glissant entre le bibelot et la lampe…cela aurait pu arriver, n'importe quand. Il fixa le bibelot. La vache lui rendit son regard. Elias céda et s'en retourna dans la chambre. Il attendait une livraison importante ce matin à l'épicerie, il ne s'agissait pas d'être en retard. Il se lava, s'habilla et prit son petit déjeuner sans plus penser à sa petite mésaventure. Lorsqu'il sortit de l'appartement une heure plus tard, il avait relégué le rêve aux oubliettes, au fond de son inconscience. L'image lui revint, lorsque, a l'heure du déjeuner, alors qu'il s'apprêtait à fermer boutique, la sonnerie du téléphone retentit au fond du magasin ; il avait toujours pensé qu'avoir un téléphone dans une épicerie n'était pas vraiment indispensable de par le fait que son téléphone cellulaire ne le quittait quasiment jamais ; son associé était d'un autre avis : c'était le genre de personnage qui abhorrait la téléphonie mobile et l'impossibilité de se déconnecter totalement des autres qui en découlait. Le téléphone fixe était placé sur un petit tabouret, juste à côté d'une vache en porcelaine, arborant lunettes noires, favoris et une superbe banane que n'auraient pas renié les plus grands fans d'Elvis. Elle pointait un doigt dans une attitude qui semblait dire « vous n'imaginez même pas à quel point je suis cool ! ». Elias hésita avant d'aller décrocher car il était affamé ; il refusa de s'avouer qu'il n'avait pas non plus envie d'approcher le bibelot en porcelaine, en dépit de toute sa « coolitude ».

    Fait chier ! Cracha-t-il doucement en attrapant le combiné.

    - cet accueil enthousiaste me va droit au cœur mon fils, fit une voix amusée.

    - Mam, excuse moi, je ne savais pas que c'était toi ! Mais comment as tu fais pour m'entendre?

    - tu veux dire que c'est ainsi habituellement que tu accueilles tes fournisseurs et ta clientèle ? Mais alors comment se fait-il que tu n'ais pas encore mis la clef sous la porte ?

    - c'est parce qu'ensuite, nous leur accordons des prix extraordinairement bas, ce qui en fin de compte aboutira exactement au même résultat !

    - drôle de façon de faire du commerce, alors ! Es-tu certain d'avoir fait des études dans ce sens ?

    - j'ai un diplôme qui l'atteste en tout cas, mam ! Je peux le prouver !

    - je te crois, il me semble avoir été présente lors d'une cérémonie ou on donnait des bouts de papier rectangulaire à de jeunes gens plein de fierté et quelque peu suffisants…il me semble.

    - ..Et le sentiment de supériorité ambiant, aussi... Tu ne l'as pas cité, mam, fit Elias en riant. Pourquoi appelles-tu sur cette ligne plutôt que sur mon portable ?

    - J'ai imaginé après ma septième tentative sur ton mobile, que tu ne l'avais pas sur toi, mon garçon !

    Elias porta la main à son cœur, là ou il rangeait habituellement son téléphone portable, dans la poche intérieure de sa blouse de travail ; il fut surpris de la trouver vide car son cellulaire ne le quittait quasiment jamais. Il jetait un rapide coup d'œil autour de lui quand sa mère reprit :

    - il est chez toi, ne le cherche pas Elias : Demandes-moi plutôt pourquoi je t'appelle…

    - Heu, oui… évidemment… Sinon je l'aurais entendu…Alors je te pose la question : pourquoi m'appelles-tu, mam ?

    - Ca alors ! Une mère n'a-t-elle pas le droit d'appeler son fils sans subir un interrogatoire en règle ?

    Elias éclata de rire ; l'humour de sa mère était irrésistible pour la plupart des personnes qu'elle côtoyait et il était bon public.- j'abandonne, mam, je t'écoute et je ne dis plus un mot !

    Il pressentit en disant cela, qu'il y avait là pour sa mère, matière à le mettre en boîte une fois de plus, mais celle-ci ne releva pas. Au lieu de cela, il y eut infime seconde de silence qui lui parut plus longue qu'elle n'aurait du, avant qu'elle ne reprenne la parole.

    - Il faut que tu viennes à la maison, Elias. J'ai à te parler. Assez rapidement. Quand pourras-tu- être là ?

    - Que se passe –t-il, mam ? Quelque chose de grave ? Tu as l'air…

    - Ce n'est pas grave, c'est important, le coupa-t-elle, doucement. Quand pourras-tu te libérer ?

    - Hé bien, pas avant lundi ; Tu sais que Marion se marie ce week-end et aujourd'hui je dois tenir seul la boutique… mais si c'est aussi important, je peux faire un rapide aller-retour et…

    - non, lundi ce sera bien. J'aurais besoin de ton temps et de ton attention quand tu seras là. Viens pour le déjeuner, ce sera parfait.

    - Oulala, que de mystère ! Tu as découvert un trésor en cultivant ton jardin, c'est ça ?

    La plaisanterie tomba à plat. – Hue… d'accord, je serais la pour le déjeuner, maman. Le changement de ton éclair de sa mère l'avait décontenancé ; cela ne ressemblait pas à Elora Torm. Il fallait qu'elle soit très préoccupée pour réagir de la sorte.

    - Très bien. Maintenant vas manger, tu meurs de faim. Et tu embrasseras Marion pour moi.

    - d'accord, Mam ; tu sais elle ne comprend toujours pas pourquoi tu refuses d'être présente à son mariage.Elle espère encore que tu l'appelleras pour ….Allo ? Mam ?

    Le silence qui avait précédé la tonalité neutre du téléphone signifiait clairement à Elias que sa mère n'avait aucunement l'intention de lui exposer les raisons de son refus d'assister au Mariage de Marion. D'ailleurs personne n'avait reçu d'explication. Elora paraissait profondément peinée de sa propre décision car elle aimait beaucoup Marion. Durant les quelques mois pendant lesquels Elias et Marion s'étaient fréquentés, les deux femmes étaient devenues très proches et leur relation était comparable à celle qu'auraient eu une mère et sa fille. Lorsque les jeunes gens s'étaient séparés, elles avaient néanmoins gardé des liens étroits, tout le long de l'année qui avait suivi. Le fait que Marion fut à l'origine de la rupture du couple n'avait pas entamé leur entente, ce qui avait quelque peu déçu Elias, même si il ne l'avouait que du bout des lèvres. Cet état de fait rendait plus inexplicable encore le refus d'Elora. Elle n'avait jamais rencontré le fiancé de Marion bien que la jeune fille eut insisté pour le lui présenter. Elias a pendant un moment pensé que sa mère n'appréciait pas le jeune homme simplement après l'avoir vu en photo ; il savait aujourd'hui que ce n'était pas le cas ; une réaction de la sorte aurait été irrationnelle, ce qui ne cadrait aucunement avec la personnalité de sa mère : Elle avait une bonne raison de ne pas accepter l'invitation mais se gardait de la révéler à quiconque. Elias repensa un moment à leur conversation, puis la faim qui le tenaillait prit le dessus ; il ferma rapidement l'épicerie et s'engouffra dans sa fiat Uno, avec à l'esprit, l'image persistante d'un sandwich de fast-food débordant généreusement de gras et de cholestérol.

    Ce soir là, il refusa une invitation de Richard, son associé, qui tenait absolument à se rendre au nouveau pub ouvert une semaine plus tôt en plein centre-ville ; Richard aimait les nouveaux endroits à la mode car les nouveaux endroits à la mode attirent plein de filles à la mode. Pour sa part, Elias souhaitait réfléchir à la drôle de journée qu'il venait de vivre et se coucha très tôt ; il avait retrouvé son mobile juste à côté de la vache guitariste ce qui expliquait pourquoi il ne l'avait pas sur lui. Il avait soigneusement évité de jeter ne serait-ce qu'un regard en direction de la petite table sur laquelle elle trônait. Son rêve lui était revenu, plus par les sensations que par les images, comme c'est souvent le cas de songes qui nous marquent sans qu'on puisse vraiment en décoder le sens. Et sans cesse lui revenait, le sentiment diffus d'un changement imminent, soudain, presque effroyable. Il s'apprêta à passer une de ses bonnes vieilles nuits d'insomnie dont il avait le secret, quand le sommeil le cueillit en traître, comme on attrape un papillon dans un filet. Il dormit jusqu'au matin d'un lourd sommeil sans rêve, ne fut sorti du lit que par la sonnerie du téléphone.







    ****



    …Il ne donne aucune réponse, aucun signe de vie, Elias. Je ne sais pas quoi faire… Je me sens perdue et j'ai peur qu'il lui soit arrivé quelque chose. On doit se marier demain !

    - Je ne sais pas quoi te dire Marion, je le connais à peine. Tu n'as vraiment aucune idée de l'endroit ou il pourrait être ?

    - Non je n'ai aucune idée de l'endroit ou il pourrait être lança Marion, qui avait bien compris l'allusion « je le connais à peine et toi tu le connais à peu près autant ».

    - Ne t'énerve pas, j'essaie de comprendre et de t'aider…

    - Non, tu n'essaies pas de m'aider Elias, tu tires sur l'ambulance…

    - D'accord….tu as raison, ce n'est pas bien…écoute, ne t'inquiètes pas, je suis sur qu'il cuve quelque part, après l'enterrement de vie de garçon qu'il a du fêter…ou es tu, toi ?

    - Je suis chez Helen …Elias. Pourrais-tu m'y rejoindre s'il te plaît ? Ça m'aiderait que tu sois là…

    - Oui, bien sûr. Le temps de me débarbouiller et j'arrive. Ne te fais pas de mauvais sang, ça va aller, tu verras.

    - D'accord. Tu sais l'enterrement de vie de garçon, c'était il y à quelques jours Elias. Et Méril ne boit jamais d'alcool…

    Elias parvint à résister à l'envie de répliquer qu'elle ne le connaissait pas assez pour affirmer une telle chose ; - ok. Alors on sait qu'il n'est pas fin bourré et roupillant dan un caniveau !

    - oui, ça élimine des pistes, fit la jeune femme dans rire triste.

    - tout à fait ! Renchérit Elias, heureux d'avoir pu tout de même la faire sourire.

    - Je vais encore essayer de le joindre… Je me rends compte que je ne connais même pas ses parents, je ne sais même pas comment les contacter.

    - Quand doivent-ils arriver ?

    -Aujourd'hui. C'est Méril qui s'est chargé de ces modalités…je sais qu'il hésitait entre trois hôtels. Je vais tous les appeler en espérant qu'il aura choisi l'un de ceux là…

    - c'est une bonne idée ; ses parents savent sûrement ou il se trouve, fit Elias. Il n'en pensait pas un mot. Pour ce qu'il en savait, Méril n'entretenait pas d'excellentes relations avec ses parents ; il avait un jour surpris une conversation téléphonique entre Méril et sa mère, lui laissant entendre que cette dernière n'appréciait pas ce mariage éclair et encore moins la future mariée. Elias s'était gardé d'en parler à Marion, redoutant qu'elle ne se méprenne sur ses intentions. Il eut tout de même une discussion avec Méril, qui le supplia de garder ce qu'il venait d'entendre pour lui ; c'était l'une des seules fois ou il avait rencontré le jeune homme, mais à son grand désarroi, il lui avait semblé sincère et véritablement fou amoureux de son ex-petite amie. Malgré cela, quelque chose le gênait dans la personne de Méril ; une chose qui l'obligeait à l'observer pour se rendre compte que rien ne clochait chez lui.

    - rejoins-moi au plus vite. Pour l'instant je ne bouges pas de chez Helen mais je ne sais pas s'il va falloir que j'aille le chercher ou autre chose.

    - d'accord j'arrive tout de suite. Il raccrocha et se hâta vers la salle de bain ; et comme à chaque fois qu'il se hâte, mit deux fois plus de temps à être prêt. Son portable sonna tandis qu'il quittait l'emplacement de parking au volant de son automobile. Comme il était en retard et qu'il bannissait son téléphone en conduisant, il ne décrocha pas. Après Trente-deux minutes et quelques coups de klaxon bien appuyés, il se garait dans quartier résidentiel bon chic où vivait Helen, la meilleure amie de Marion. Il se hâta vers la maison, revint sur ses pas en jurant, récupéra son téléphone sur le siège passager, repartit comme une flèche, s'apprêta à sonner, revint à nouveau sur ses pas en pestant encore plus fort, bloqua les portières de la voiture pour finalement se diriger d'un petit pas retenu vers la villa d'Helen Gabster. Marion observa la scène depuis l'une des fenêtres donnant sur la rue, et souriait encore en lorsqu'elle lui ouvrit la porte d'entrée.

    Helen et Marion se connaissait depuis leur enfance. Leurs parents s'étaient rencontrés lors d'une croisière, les enfants avaient sympathisé et ne s'étaient pas quitté durant tout le voyage. Les parents d'Helen étant de riches propriétaires anglais, possédaient des appartements à Marylebone et à Chelsea, qui leurs permettaient de passer leur vie à voyager et à faire quantité d'autres choses incroyablement futiles mais terriblement enviables. Leur fille ayant hérité d'un goût modéré pour les voyages aux quatre coins du monde, avait posés ses valises en France, dans le quartier cossu de Fort-le-Roi, ou elle avait retrouvé son amie de toujours. Helen était une belle jeune femme mais vivait seule ; Elias ne lui connaissait que quelques aventures sans lendemain et ne s'expliquait pas comment une jeune fille avec une telle situation n'attirait pas plus les convoitises masculines. Il en vint à lui soupçonner quelque inavouable secret, poussant les hommes à la fuir comme la peste une fois mis à découvert. Pour sa part, c'était une personne qu'il appréciait, même s'il la trouvait le plus souvent distante, presque froide à son égard. De toute façon, il avait l'impression de provoquer cet effet sur beaucoup de monde. Même Marion, lorsqu'ils s'étaient connu, avait semblé ne pas apprécier sa présence quelquefois ; mais c'était du passé : ils étaient sortis ensemble, s'étaient séparés et aujourd'hui la jeune femme réclamait sa présence auprès d'elle. Elias surprit le sourire fugace sur le visage de Marion et se sentit un peu honteux en comprenant qu'elle avait observé son ballet voiture-maison-re-voiture et re-maison. Il craignait toujours un peu de se retrouver en situation désavantageuse en présence de Marion, persuadé de n'avoir jamais pu lui renvoyer l'image qu'il aimerait qu'elle ait de lui. Il franchit la porte en se raclant la gorge pour se donner vainement une contenance. – des nouvelles ?

    - oui … je te présente les parents de Méril… officiellement comédiens de la troupe « les étoilés ».

    -… les parents de Méril sont… comédiens ? Heu... ce n'est pas que je méprise le métier de comédien, loin de là….seulement….

    - ne te fatigue pas Elias. Se sont des comédiens que Méril a engagé pour jouer le rôle de ses géniteurs... J'ai vérifié. La troupe a un site sur internet mais ils sont basés au fin fond de la province. Sans leur indication il est quasiment impossible de connaître leur existence. Sans vouloir vous vexer vous êtes particulièrement mal référencés sur le web…c'est sûrement l'une des raisons qui a poussé Méril à vous choisir.

    Marion avait apparemment eu le temps de réfléchir à la situation. Elle paraissait aussi calme qu'une douce matinée de printemps, mais était blanche comme la craie. Les giboulées n'étaient sans doute pas loin. Elias jeta un regard perdu sur la scène fantastique qui se déroulait sous ses yeux ; confortablement installés dans leur rôle et dans l'immense canapé du salon, les « parents », sirotaient négligemment un thé que leur avait servi Helen. La jeune femme se tenait debout juste derrière eux, et les fixait comme si elle venait de découvrir un poulet à trois pattes faisant des claquettes. Ils paraissaient prendre plaisir à la situation, sans doute pensa Elias, parce qu'ils n'avaient pas à s'inquiéter de savoir s'ils seraient payés en dépit de leur prestation avortée. Marion s'était rendu dans un coin de la pièce, le plus loin possible semblait-il des acteurs, et restait adossé au mur, les yeux rivés au sol. Elias eu la certitude qu'elle tomberait si le mur ne la supportait plus. Mais elle avait fait un choix qui l'avait amené là, contre l'avis de tous. En tous cas de beaucoup. Sinon contre son avis à lui, ça il en était sur. Et là, tout de suite, même si une petite voix lui criait que ce n'était absolument pas le bon moment pour cela, il eu envie de le lui rappeler.

    - Mais dans quoi est-ce que tu t'es fourré, nom d'un chien ?? Te rends tu compte que tu t'apprêtes à épouser un type qui engage des comédiens pour jouer le rôle de ses parents à ton mariage !?!

    -Elias !! fit Helen. Mais il se retenait depuis trop longtemps. Et maintenant qu'il était lancé, il lui devenait difficile de s'arrêter :

    - Mais c'est vrai quoi !! Trois mois après leur première rencontre, ne me dis pas que tu trouve ça normal Helen ! Tu connais son nom de famille toi ? Moi je ne le connais pas. Qu'est ce qu'on sait de Meryl mis à part le fait qu'il s'est payé des parents pour son mariage ?

    - ELIAS ! Cette fois Helen avait hurlé. Puis retrouvé instantanément son calme. -Si tu ne te tais pas tout de suite, je te mets à la porte.

    Il lui suffit de regarder le visage d'Helen pour savoir qu'elle tiendrait sa promesse.

    Marion n'avait pas réagi, mais de ses yeux tombaient des torrents de larmes.

    Elias se rendit compte que, curieusement, au lieu de ressentir une quelconque culpabilité, c'était comme un sentiment de revanche qui prédominait. Comme s'il tenait sa vengeance parce que la jeune fille l'avait quitté pour épouser quelques mois plus tard un parfait inconnu. Il préférerait mourir que de se l'avouer, mais la situation tragi-comique dans laquelle se retrouvait Marion lui apportait une certaine satisfaction et une bonne dose de réconfort.

    - J'ai appelé Elora, fit soudain Marion entre deux sanglots ; ..Et elle pourra m'aider à… surmonter… tout ça.

    Marion fit un geste de la main qui désignait les « parents » de Méril, la robe de mariée posée en boule sur un coin du divan mais également, il en était sur, Elias lui-même.

    - ma mère va venir ? Mais quand ? Je croyais qu'elle ne voulait pas assister à ton mariage…

    - Quel mariage, Elias ? Cracha –t-elle. Je l'ai appelé hier soir. Je n'arrivais déjà pas à joindre Méril, alors… elle a dit qu'elle viendrait aujourd'hui….

    - Elora ne va pas aimer ce que tu as dis à Marion, fit méchamment Helen.

    Elias aurait voulu rétorquer qu'il était un grand garçon, qui avait tout à fait le droit de dire ce qu'il pense à qui il le voulait et comme il l'entendait, sans avoir de comptes à rendre à sa mère. Et tout le monde aurait pu y croire si sa mère avait été une autre qu'Elora Tormes. Il fit ce que tout homme aurait fait à sa place : il déglutit le plus discrètement possible prit un air détaché, puis s'en alla gentiment s'asseoir dans un coin en attendant la sentence maternelle.

    Quelques secondes plus tard, le doux carillon de la porte d'entrée fit bondir Marion vers la porte et le cœur d'Elias dans sa poitrine.

    Les Lechanteur


    ****




    Azhur Lechanteur était une femme pragmatique. Lorsque son mari rentrait du marché avec un cheval deux fois plus jeune que celui qui tirait habituellement la carriole, alors elle pensait : ce cheval vivra deux fois plus longtemps et c’est une bonne chose ; lorsque son mari vidait sur la table une bourse contenant bien plus d’écus que n’aurait dû rapporter la ventes des cochons, elle lui posait la question : « as –tu fais quelque chose d’illégal pour avoir ça et le cheval ? »
    S’il répondait «non, je te le jure », alors elle disait : « c’est bien, nous pourrons faire réparer le toit avant l’hiver ». Elle n’en demandait pas davantage. Phileau quant à lui était incapable  lui mentir ; il aurait suffit qu’elle lui demande d’où venait l’argent et le cheval pour qu’il déballe toute l’histoire. Mais elle n’en avait rien fait. Elle  allait et venait, comme à son habitude, entre fourneaux et serpillères, comme une abeille butineuse, chantonnant quelquefois, la même chanson dans sa langue maternelle .Seulement, depuis quelques temps, Phileau la surprenait, immobile, le regard perdu dans le lointain, même à l’intérieur,  à travers les murs de pierres de leur modeste  maison. Les Lechanteur n’étaient pas riches, mais étaient propriétaires de leur logis ;  l’élevage  et la vente de porcs étaient le principal revenu du foyer. Ils possédaient sur le petit terrain en arrière cour, quelques arbres fruitiers qui à la bonne saison rapportaient sur le marché une rentrée d’argent non négligeable. Azhur avait pour projet de planter quelques arbres de plus pour augmenter le rendement. Phileau savait que cela engendrerait pour sa femme, une charge de travail supplémentaire, et  même si leur niveau de vie s’en trouverait sensiblement changé, il rechignait à la voir en faire encore plus. Azhur était  une Mentale qui utilisait  ses capacités pour aider ses arbres à croître, à donner de beaux fruits, à lutter contre les parasites mieux que n’importe quel sortilège ou pesticide. Cela lui en coûtait, physiquement, car elle n’était pas née Mentale Verte. Il n’était pas rare, en saison de fruits, la ou elle renforçait sa protection contre les oiseaux et les vers, qu’elle s’endorme quelques secondes seulement après le souper. Ce qu’elle réussissait était remarquable, car la qualité de ses fruits égalait celle que pouvait avoir les fruits d’un Mental Vert, ce qui n’était pas un petit exploit ; les Mentaux Verts ont une relation très étroite avec la nature que même les Elfes Verts ne peuvent appréhender. Faire produire à des arbres des fruits aussi beaux que les leurs relevait du tour de force. Azhur ne semblait en tirer aucune gloire, malgré l’admiration et le respect que suscitait une telle prouesse. De toute façon, Phileau était fier pour deux. Il se demandait encore quelquefois, comment il avait réussi à convaincre Azhur de partager sa vie ; elle était d’une noble famille, incroyablement imprégnée de traditions séculaires, qui aurait voulu voir la première fille de la famille épouser un Mental ou un Homme, du même rang social, et par-dessus tout, maîtrisant des pouvoirs comparables à ceux de l’épousée. Au lieu de cela, elle l’avait choisi lui, éleveur de porcs en son état, ayant de sérieux doutes sur son ascendance familiale et possédant autant de pouvoir qu’une soupe de courgettes froide. Pour couronner le tout, la belle s’avérait être une surdoué rivalisant sans aucun doute avec les plus puissants de sa race. Inutile de dire que la famille n’avait pas trop apprécié la surprise. Sept années se sont écoulées depuis le jour ou la mère d’Azhur l’avait publiquement renié. Sept ans sans aucune nouvelle des siens, même de la famille éloignée. Il en était ainsi chez les Mentaux suivant les traditions, et nul ne se serait avisé de contester une décision de Maïga Menor. Azhur semblait prendre la chose avec un fatalisme amusé mais Phileau savait que cela lui faisait mal au plus profond de son être. Il s’était senti responsable de cette situation, se disant parfois que s’il aimait vraiment sa femme, il se devait de lui rendre sa liberté afin qu’elle vive enfin la vie qui doit être sienne… c’est dans ces moments la qu’il cherchait le réconfort dans les bières de Jh’all, et depuis près de deux ans maintenant, il avait souvent besoin de ce réconfort. Azhur ne savait pas, il en était sûr. Lui ignorait que les Mentaux exécraient l’alcool, et qu’ils pouvaient en détecter la présence aussi facilement qu’un Homme pouvait sentir l’odeur du souffre en combustion. Phileau ignorait également la raison des absences de sa femme, lorsqu’elle restait les yeux plantés dans le lointain, semblant guetter ou écouter une chose qu’elle seule pouvait percevoir. C’était peut-être des choses que faisaient tous les Mentaux ; un truc qui demandait toute leur attention, ou alors ils reposaient leur cerveau pendant un moment…
    Et voilà ce matin, qu’elle remettait çà ; elle était debout au beau milieu de la cuisine, une tasse de thé à la main, le regard vissé à la fenêtre donnant sur le chemin de terre en arrière cour. Cette fois il en aurait le cœur net : Phileau s’avança et lui prit tendrement la main ; mais avant qu’il n’eut dit un mot, sans quitter la fenêtre des yeux, Azhur parla, doucement:
    - Que nous veulent ces gens Phileau ?
    Son souffle se coupa  lorsque qu’il suivit le regard inquiet de sa femme ; sur le petit chemin, s’avançaient résolument deux nains et un elfe à la peau sombre. Deux mois s’étaient écoulés depuis leur première rencontre, et aujourd’hui, ils venaient  lui demander de tenir sa promesse. Non, pas lui demander car Phileau savait qu’il n’aurait aucun autre choix que d’accomplir ce pourquoi ils étaient venus. Ils arrivaient déjà à la clôture, que l’elfe enjamba sans même ralentir ; les nains qui avaient un sens aigu du respect de la propriété hésitèrent une demi-seconde au portillon. Puis Tandal  passa le bras entre les planches blanchies, déverrouilla, mais n’entra pas, contrairement à Bourbonas qui emboîta le pas derrière Enamyel. Ils ralentirent la marche jusqu’à s’arrêter devant Azhur qui était  dans la cour avant même qu’ils n’aient franchi l’entrée de la propriété. Phileau l’avait suivi et se tenait à côté d’elle ; Il suffisait de voir son air désemparé pour comprendre que la situation lui échappait déjà.
    - Bon jour, Mlla-hinn Azhur Menor, fit l’elfe en s’inclinant. Il avait salué Azhur en employant  le véritable nom de sa race, son prénom et le nom qu’il croyait être encore le sien ; c’était la une indéniable marque de respect, qu’il pouvait attendre en retour de la part de la dame.
    - Bon jour l’elfe, fit froidement Azhur. Enamyel reçu la réponse comme une gifle :
    - pourquoi me recevez-vous de la sorte, Azhur ? N’ai-je pas été correct dans mes manières ?
    - Vous entrez sur la terre qui est mienne sans y être invité, en sautant par-dessus la clôture comme un vulgaire voleur ; vous me saluez en utilisant un patronyme qui n’est plus le mien depuis des lunes et vous insultez mon époux en l’ignorant ; alors non vous n’avez pas été correct…elfe. Pas plus que ce nain qui est à vos côtés.  Bourbonas baissa les yeux comme un enfant lorsqu’elle passa près de lui pour se diriger vers Tandal : celui-ci attendait toujours à l’entrée de la cour.
    - Nain Tandal Gerohim, Bon jour à vous. Entrez je vous prie sur notre modeste terre.
    - Mlla-hinn Azhur Lechanteur, c’est un honneur pour moi de vous rencontrer en ce jour. Merci à vous et à votre époux de nous recevoir.
    Tandal se dirigea d’un pas rapide vers la maison ; il lança un regard neutre à ses compagnons en arrivant à leur hauteur : Bourbonas sembla rapetisser encore un peu, Enamyel fulmina d’avantage.
    Il s’arrêta devant un Phileau entre fierté et inquiétude, les poings sur les hanches, visiblement décidé à diriger la suite des opérations. Ce qui voulait dire qu’il devait prendre immédiatement la parole. Conscient de cela, Tandal l’y invita d’un geste de la main.
    - Azhur, ces messieurs viennent pour moi, fit-il. Puis Il attendit. Azhur ne dit rien. Il reprit : oui.hem… ils m’ont apporté leur aide  à un moment ou, heu, j’en avais besoin…et maintenant ils ont besoin de moi à leur tour…alors je vais les aider.voilà.
    - Tu veux dire que ce sont tes amis ?
    - heu. non, fit Lechanteur en glissant un regard vers Enamyel.
    - Alors pourquoi vous entraidez vous ? Dans quel but sont-ils venus à ton secours si ce n’était pour que tu leur sois redevable Phileau ? Que dois-tu faire en retour de l’aide qu’ils t’ont apporté ?
    La voix d’Azhur était douce et on n’y décelait aucune colère ; mais ses yeux  brillaient dangereusement alors qu’elle fixait Enamyel. Phileau voulut répondre qu’il ne savait pas quoi dire, qu’il s’était sûrement mis dans un pétrin sans nom, et qu’il essaierait de tout arranger….au lieu de cela, il utilisa la phrase la plus inappropriée qui soit dans sa situation :
    - ce sont mes affaires Azhur. Retournes à l’intérieur s’il te plait.
     Il le regretta aussitôt. Azhur ne bougea pas d’un cil puis son regard s’étrécit lorsqu’elle pivota lentement vers lui.
    Tandal se surprit à remercier les astres de ne pas être Phileau Lechanteur à cet instant précis. Il vint plus ou moins à son secours en intervenant auprès d’Azhur :
    - vos questions sont légitimes Azhur, et soyez sûr que nous y répondront… Je suis tout de même surpris que votre mari ne vous ait pas parlé de notre rencontre avant aujourd’hui. J’imagine qu’il devait évidemment avoir ses raisons. Si vous nous faites l’honneur de nous recevoir dans votre demeure, je gage de vous en dire tout ce qu’il m’est possible…. de vous dire.
    Enamyel et Bourbonas se rapprochèrent de Tandal afin de s’associer à lui aux yeux d’Azhur. Mais aussi de s’éloigner de Phileau et du champ de vision de la Mentale.
    Azhur Lechanteur n’avait pas quitté son mari des yeux. Et lorsqu’elle invita  d’un geste de la main le petit groupe à rentrer dans la cuisine, Phileau sentait encore le regard de sa femme lui vriller la nuque. Il y avait quatre chaises autour de la table qui trônait dans la cuisine. Phileau s’installa le premier ; il évita soigneusement de se placer en face de la chaise qui désignait la place d’Azhur, par la tasse posée devant. Il fi un signe aux « invités », et les nains grimpèrent d’un bond sur les chaises. Azhur s’installa face à Tandal, sans porter la moindre attention à Enamyel qui attendait visiblement mal à l’aise que quelqu’un lui désigne sa place. Tandal prit sur lui de lui désigner du menton, un coin de la pièce ou se trouvait un minuscule tabouret. Echaudé et ne sachant s’il pouvait se permettre de le déplacer sans la permission des maîtres de maison, l’elfe y prit place. Le tabouret protesta à grands coups de « crrrouicc !» parfaitement agressifs.
    - Vous sentez vous à ce point supérieur pour ne pas daigner vous asseoir à notre table, l’elfe ?
    Azhur ne s’était même pas donné la peine de se retourner vers Enamyel pour lui lancer cette dernière pique. Il soupira, visiblement abattu et rapprocha son tabouret de  la table, sans un mot.
    -Tout d’abord entama Tandal, votre femme à raison. Nous sommes venus à votre aide afin que vous nous soyez redevable. Le procédé manque quelque peu de d’honnêteté désintéressée, mais croyez moi, c’était nécessaire. Il était important pour nous d’avoir la certitude que vous seriez...réceptif à notre demande.
    - Alors vous m’avez piégé, c’est ça ?
    -disons plutôt que nous vous avons… aidé à vous mettre dans une position embarrassante, dans laquelle vous seriez susceptible d’accepter notre offre.
    - oui. Vous m’avez piégé. Je croyais les nains moins roublards, fit méchamment Phileau.
    Tandal ne releva pas. – comme je vous l’ai dit, le temps nous est précieux. Nous ne pouvions courir le risque de vous voir refuser.
    - qu’attendez-vous de mon époux, Tandal ?
    -Rien qui soit hors de sa portée, Azur.
    - Ne vous moquez pas de nous, voulez-vous ? Que signifie « rien qui soit hors de sa portée » ? Je puis vous citer quantité de choses qui sont à sa portée et n’en demeurant pas moins dangereuses ou parfaitement illégales. Vous ne vous seriez pas donné tant de mal s’il s’agissait  de forcer la main à Phileau afin qu’il vous aide à monter les murs de votre maison, ou bien ramasser des fruits mûrs à la saison des récoltes. Sans vouloir vous vexer, j’ai pour l’instant l’impression d’avoir affaire à une association de malfaiteurs dont  vous seriez le cerveau, d’autant plus manipulateur puisque jouissant d’une respectabilité sans faille.
    Tandal sembla accuser le coup. Azhur pourrait bien avoir raison ; on s’associe, on monte un plan, on utilise un pauvre péquenot et on mène à bien sa petite entreprise. Il était clair qu’il lui  coûtait d’user de telles méthodes ; mais il était carrément limpide à chacun, qu’Azhur se moquait de ce que tout cela devait coûter à Tandal. Son mari lui importait, point.
    -d’accord. Je vous promets de vous dire uniquement la vérité. Pas toute la vérité, mais tout ce que je vous dirais sera vrai, n’en doutez pas.  Nous avions prévu cela, de toute façon.
    - je puis vous garantir moi, que ce que vous raconterez devra nous satisfaire, sinon je passerais outre les bonnes manières et j’irais chercher dans vos têtes les informations nécessaires, dussé-je lire toutes vos pensées une à une.
    - Tu peux faire ça ?
    -Aussi facilement que respirer.
    - Ah…Et tu m’a déj…
    - Vas-tu vraiment me poser cette question, Phileau ?
    -…non...Mais…. comment connaissais tu la question j’allais te poser ?
    - Sans vouloir vous vexer fit Tandal, même moi je la savais.
    - moi aussi, renchérit Bourbonas.
    - je l’ai vu venir de loin, fit Enamyel.
    Phileau allait répliquer mais Azhur le coupa net : - nous parlerons de cela plus tard, tu veux bien ?
     Pour le moment ce qui nous importe est de savoir s’il me faudra décortiquer l’’esprit de tes « amis », afin de savoir dans quelle aventure ils voudraient t’emmener, tu ne crois pas ?
    Phileau acquiesça.

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